Rechercher les causes de la chute du gouvernement afghan en août 2021

 

Par Benjamin Lisan, le 2 novembre 2022

 

Bonjour, Je me suis demandé pourquoi le gouvernement et l'armée afghane s'étaient écroulés si rapidement face à l'assaut des talibans, en août 2021.

 

J'envisagé ou imaginé la conjonction de plusieurs pistes.

 

1         L'extrême pauvreté de l'Afghanistan

 

En 2014, l'Afghanistan _ un pays de montagnes désertiques, aux rudes climats _ reste toujours l'un des pays les plus pauvres du globe, et connait toujours un IDH très faible (0,498 en 2017, le pays se classant 168e sur 189 pays) [2].

C'est un pays qui a peu de ressources à part quelques ressources minières.

Même à l'époque de la royauté, c'est un pays qui a toujours vécu de l'aide internationale (occidentale, soviétique ...).

 

L'économie de l'Afghanistan repose essentiellement sur l'agriculture. En raison de problèmes de sécurité intérieure persistants, de corruption endémique et de conflits larvés avec le Pakistan, et de son historique de conflits et d'occupations, le pays est en 2021 l'un des plus pauvres de la planète ; il est très fortement dépendant de l'aide internationale [7].

 

En dépit de réserves considérables en métaux (lithium, fer, cuivre...), le pays demeure essentiellement agricole et la production de pavot reste sa principale manne financière. Selon les estimations annuelles de l'ONU, les surfaces dédiées à sa culture ont augmenté de 63 % par rapport à 2016, atteignant le record de 328 000 hectares cultivés en 2017. Le pays totalise ainsi près de 90 % de la production mondiale d'opium.

 

2         Le fort taux d'analphabétisme et le faible développement humain de l'Afghanistan

 

[En 2017, ] l’Afghanistan compte actuellement plus de dix millions de jeunes et d’adultes analphabètes. Toutefois, depuis 2016, le pays a accompli des progrès importants. Tandis que le taux d’alphabétisme s’élevait à 34,8 pour cent en 2016/17, l’Institut de statistique de l’UNESCO confirme qu’il atteint à présent les 43 pour cent ; une remarquable augmentation de huit pour cent. En outre, le taux d’alphabétisme des jeunes de 15 à 24 ans s’est considérablement accru et s’élève maintenant à 65 pour cent. [...] Il existe encore un fossé considérable entre les sexes : le taux d’alphabétisme des hommes s’élève à 55 pour cent, celui des femmes à 29,8 pour cent seulement.

Cf. Interview : « Le taux d’alphabétisme en Afghanistan a augmenté de 43 pour cent », 16 mars 2020, https://uil.unesco.org/fr/interview-taux-dalphabetisme-afghanistan-augmente-43-cent

 

3) L'énorme corruption du gouvernement et de l'armée afghane

 

Selon une étude de l'université Brown, le seul département de la Défense a dépensé entre 934 et 978 milliards de dollars pour la guerre et la reconstruction. Il s'agit d'un montant bien supérieur à celui du plan Marshall destiné à soutenir l'Europe occidentale après la Seconde Guerre mondiale [3].

Les États-Unis ont fourni plus de 83 milliards de dollars en équipements et en formation aux forces de sécurité afghanes depuis 2001 [4].

8,9 milliards de dollars ont également été dépensés dans les campagnes antinarcotiques, avec, là encore, pour résultat une explosion de la culture du pavot [4].

 

"Les entretiens avec des responsables [américains] impliqués dans l'effort de guerre évoquent un budget dépensé sans contrôle, dans un pays sans gouvernement central fort, ce qui a alimenté une corruption généralisée et mené la population à rejeter la coalition internationale pour se tourner vers les talibans" [3].

 

Selon l'ancien ambassadeur américain James Dobbins a expliqué "[...] Nous envahissons des pays violents pour les rendre pacifiques, et nous avons clairement échoué en Afghanistan." [3].

"Les Etats-Unis ont tenté de mettre en place en Afghanistan une structure étatique calquée sur le modèle occidental. Mais ils n'ont pas pris en compte l'histoire du pays, marquée par le tribalisme, le monarchisme, le communisme et la loi islamique. "Notre politique était de créer un gouvernement central fort. Mais c'était idiot parce que l'Afghanistan n'a pas d'antécédents de gouvernement de ce type", explique un ancien responsable du département d'Etat en 2015. "Le délai pour créer un gouvernement central fort est d'un siècle. Nous n'avions pas ce temps-là." " [3].

 

Selon Christopher Kolenda, colonel déployé à plusieurs reprises en Afghanistan, face aux enquêteurs de la Sigar, "[...]  la kleptocratie est comme le cancer du cerveau. C'est fatal. Et c'est ce qui s'est passé avec l'administration du président Hamid Karzai.".

 

Le ministre de la Défense, Lloyd Austin reconnaît aussi avoir surestimé le gouvernement afghan et son armée [6] :

 

« Le fait que l'armée afghane, que nous avons formée avec nos partenaires, se soit effondrée, souvent sans tirer une balle, nous a tous pris par surprise. [...] Nous n'avons pas réalisé le niveau de corruption et l'incompétence de leurs officiers de haut rang, nous n'avons pas mesuré les dommages causés par les changements fréquents et inexpliqués décidés par le président Ashraf Ghani au sein du commandement. »

 

En réalité, s'il est indéniable que les 83 milliards de dollars dépensés par Washington pour construire une armée afghane ont été en grande partie détournés par des fonctionnaires corrompus, les Américains ont aussi commis des erreurs stratégiques [6].

Le gouvernement afghan étant constitué de civils dénués d'expérience militaire, et de généraux vieillissants plus impliqués dans des luttes politiciennes et des affaires de corruptions que dans la guerre, il en a résulté une totale déconnexion entre les décideurs et la situation sur le terrain [6].

 

Selon les notes révélées par le Washington Post, la population afghane aurait alors assimilé la démocratie à la corruption. "Quand cela atteint le niveau auquel je l'ai vu quand j'étais là-bas, il est incroyablement difficile voire impossible de régler" le problème, admet, en 2016, Ryan Crocker, ambassadeur à Kaboul en 2002, puis en 2011-2012. Il évoque un fléau qui touche toutes les administrations, de la police à la justice. "Notre plus grand projet, malheureusement, a peut-être été le développement de la corruption de masse."

 

Considéré par ses opposants comme une marionnette des États-Unis, le président afghan Ashraf Ghani voit son bilan très critiqué, n'ayant pas réussi à tenir les deux promesses qu'il avait faites lors de son arrivée au pouvoir : redresser le pays et en finir avec la corruption [2].

 

[...] des sources diplomatiques révèlent qu'Ashraf Ghani a effectivement fui aux Émirats arabes unis avec sa famille en emportant près de 169 millions de dollars en liquide, ce qui prouve non seulement le caractère prémédité de sa fuite, mais aussi sa cupidité, alors que la corruption et les détournements de fonds sont souvent cités comme l'une des causes principales de l'affaiblissement de l'État face aux talibans [6].

 

L'ambassadeur d'Afghanistan au Tadjikistan, Mohammad Zahir Aghbar, a déclaré qu'Interpol devrait appréhender Ghani et ses complices pour détournement de fonds publics, l'accusant d'avoir emporté avec lui une somme de 170 millions de dollars. Ashraf Ghani a démenti ses allégations, pour lesquelles aucune preuve n'a été apportée [2].

 

3         Impossibilité de mettre en place un gouvernement sur le modèle occidental

 

Les gouvernements afghans, suivant un soi-disant modèle occidental, en fait, ont toujours intégrés dans leur sein des chefs de guerre (donc pas vraiment des modèles de chefs démocratiques) _ tels Abdullah Abdullah, devenu chef du gouvernement (« chef de l'exécutif »),  Abdul Rachid Dostom, devenu vice-président _ et s'est souvent reposé plutôt sur un modèle clanique.

 

Selon mon humble avis, je pense que l'Afghanistan, même avant l'intervention russe en 1979, et après, était et reste toujours, dans ses campagne, un pays féodal, arriéré, moyenâgeux, sous l'emprise de la religion, dans sa forme la plus arriérée, obscurantiste (qu'il est impossible d'occidentaliser, même en 20 ans). C'est comme vouloir "occidentaliser" la France du 12° siècle.

 

4         Le retrait de la plupart des troupes américaines d'Afghanistan (annoncé par Joe Biden)

 

Il est sûr que cela a été le signal déclencheur pour la conquête de Kaboul par les Talibans.

Mais de toute façon la situation était pourrie et sans issue (de réussite), comme au Vietnam.

 

5         Les Talibans des combattants aguerris, leur volonté sacrée de se battre

 

Les Talibans se battent depuis 1979. Ils sont des combattants très entraînés. En plus, ils sont motivés par des idéaux religieux, par le sacré, qui leur insufflent une volonté de battre inextingible. Volonté que n'avait pas le camps adverse, l'armée afghane soutenue par l'Occident (peu motivée par les idéaux démocratiques, étant majoritairement dans cet armée par opportunisme économique). Le scénario s’est répété au Vietnam, en Irak et aujourd’hui en Afghanistan.

 

En septembre 2014, Barack Obama, a fait sien le jugement de son directeur du renseignement national : « Nous avons sous-estimé le Viet Cong… nous avons sous-estimé l’Etat Islamique et surestimé la capacité de combat de l’armée irakienne… Il aurait fallu prédire la volonté de combattre, mais elle relève de l’impondérable. ».

 

[...] la majeure partie de l’armée afghane, prise dans les contradictions d’un gouvernement imprudent, de seigneurs de guerre concurrents et parfois même à des liens familiaux personnels avec les adversaires, s’est effondrée en peu de temps. On avance comme explication sa démoralisation à la suite du retrait annoncé de l’Amérique, et sa fragilisation due à la corruption et les pénuries d’approvisionnement, qui ont atteint un niveau critique ces derniers mois. Cependant, ces maux étaient davantage les conséquences que les causes du faible esprit combatif de cette armée : elle aurait pu défendre les lignes d’approvisionnements et combattre la corruption, elle ne l’a pas fait [5].

[...] les talibans et leurs partisans que nous avons interrogés se déclaraient prêts à mourir pour l’établissement d’un émirat islamique impliquant la souveraineté territoriale sous la stricte loi de la charia [...] Des décennies de combats menés par les talibans, qui se vivent en frères d’armes, témoignent de leur esprit de sacrifice [...] ils n’ont jamais abandonné le combat.

[...] rares sont ceux qui en Afghanistan, en dehors de la population urbaine minoritaire, apprécient l’accent mis par les États-Unis sur la démocratie et les droits des femmes – dont la défense est certes digne de notre sacrifice. La plupart des Afghans s’opposent avec la plus grande véhémence aux forces étrangères cherchant à imposer de telles valeurs. Ils considèrent leur patrie comme sacro-sainte et s’opposent à toute ingérence étrangère, y compris à celle des djihadistes étrangers [5].

 

6         La politique de la terreur des Talibans

 

L’Afghanistan a été le pays le plus touché par le terrorisme islamiste, entre 1979-2021, devant l’Iraq et la Somalie : 15.874 attentats [8].

L’affrontement indirect en Afghanistan des puissances américaine et soviétique est l’une des causes majeures de la violence islamiste du XXIe siècle.

Le jihad afghan a une importance cardinale dans l’évolution de la mouvance islamiste à travers le monde. La guerre soviéto-afghane a été « matrice du terrorisme islamiste contemporain » [8].

Après les attentats du 11-Septembre, les talibans sont chassés du pouvoir par une coalition internationale menée par les Américains. À partir de ce moment, on observe une hausse exponentielle du nombre d’attentats et du nombre de victimes, notamment parmi les forces internationales ou les membres du gouvernement afghan. On passe de 4 attentats et 153 morts en Afghanistan en 2001 à 829 attentats et 2604 morts en 2012. Au total, entre 2001 et 2012, 2536 attaques ont lieu sur le sol afghan, faisant au moins 8054 morts. Cela représente 30,7% du total des attentats islamistes répertoriés dans le monde entre 2001 et 2012. Les talibans sont responsables de la plupart (95,2%) de ces attentats [8].

 

Depuis 1979, l’Afghanistan est le pays le plus touché par le terrorisme islamiste, aussi bien en nombre d’attentats (15.874) que de victimes (66.662). Le nombre de morts a doublé entre 2014 (4.209) et 2020 (10.734), témoignant d’une montée en puissance de la violence préfigurant la vitesse avec laquelle les talibans ont reconquis les territoires jusqu’à la capitale, le 15 août 2021. Les attentats contre les cibles civiles ou militaires se sont multipliés. Entre 2017 et 2021, nous avons recensé 4.517 attaques contre des cibles militaires, 2.423 contre des cibles policières, 979 contre des civils et 578 contre des cibles gouvernementales. Lors de la première édition de cette étude, en octobre 2019, il ressortait de notre travail que l’État islamique était le groupe le plus meurtrier (52.619 morts) entre 1979 et 2019, devant les talibans (39.733) et Boko Haram (22.287). Après consolidation des données 2018- 2019 et en intégrant l’année 2020 ainsi que les cinq premiers mois de 2021, ce sont les talibans qui forment le groupe le plus meurtrier avec 69.303 morts, suivis par l’État islamique (58.632) et Boko Haram (25.719) [8].

 

Il est certain qu'il n'y a pas "mieux" qu'un très grand nombre d'attentats pour déstabiliser un pays et ses institutions.

 

7         Qu'aurait-il fallu faire ?

 

Promouvoir nos propres valeurs par l’exemple, n’utiliser la force que pour se défendre (et pas pour étendre ces valeurs à d’autres peuples), est un moyen bien plus sûr de les faire avancer [5].

 

8         Bibliographie

 

[1] Chute de Kaboul, https://fr.wikipedia.org/wiki/Chute_de_Kaboul

[2] Ashraf Ghani, https://fr.wikipedia.org/wiki/Ashraf_Ghani

[3] Corruption généralisée, milliards gaspillés… Ce qu'il faut retenir des "Afghanistan Papers" révélés par le "Washington Post", 10/12/2019, https://www.francetvinfo.fr/monde/afghanistan/corruption-generalisee-milliards-gaspilles-ce-qu-il-faut-retenir-des-afghanistan-papers-reveles-par-le-washington-post_3738319.html   

Le quotidien américain, qui s'appuie sur près de 2 000 documents, met en lumière les erreurs de l'administration américaine dans la guerre et la reconstruction en Afghanistan.

[4] Le coût astronomique du matériel laissé en Afghanistan par l'armée américaine,  Céline Deluzarche, 30/08/2021, https://korii.slate.fr/tech/technologie-cout-astronomique-materiel-laisse-afghanistan-armee-americaine-talibans

Drones, armes, artillerie, véhicules: les États-Unis abandonnent aux talibans un trésor de guerre inespéré.

[5] Afghanistan. « La volonté de se battre, cela ne s’achète pas », par Scott Atran, Anthropologue,  23 août 2021, https://www.nouvelobs.com/idees/20210823.OBS47796/afghanistan-la-volonte-de-se-battre-cela-ne-s-achete-pas-par-scott-atran.html

TRIBUNE. Dans ce texte, l’anthropologue américain Scott Atran, spécialiste du terrorisme, explique pourquoi l’Occident s’est fourvoyé en s’abstenant de prendre en compte la dimension sacrée du combat des talibans.

[6] Offensive des talibans de 2021, https://fr.wikipedia.org/wiki/Offensive_des_talibans_de_2021

[7] Économie de l'Afghanistan, https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89conomie_de_l%27Afghanistan

[8] Les attentats islamistes dans le monde 1979-2021 (étude), Dominique Reynié (Dir.), FONDATION POUR L'INNOVATION POLITIQUE (FONDAPOL), septembre 2021, https://www.fondapol.org/etude/les-attentats-islamistes-dans-le-monde-1979-2021/

 

Table des matières

1       L'extrême pauvreté de l'Afghanistan. 1

2       Le fort taux d'analphabétisme et le faible développement humain de l'Afghanistan. 1

3       Impossibilité de mettre en place un gouvernement sur le modèle occidental 3

4       Le retrait de la plupart des troupes américaines d'Afghanistan (annoncé par Joe Biden). 3

5       Les Talibans des combattants aguerris, leur volonté sacrée de se battre. 3

6       La politique de la terreur des Talibans. 4

7       Qu'aurait-il fallu faire ?. 4

8       Bibliographie. 4