Le sentiment d’appartenance européenne

 

Par Benjamin LISAN, le 23/03/2020

 

Aujourd’hui, quelqu’un m’a affirmé que « l’Europe est hors sol ». Un autre que « elle est une construction artificielle ».

 

En tant qu'Européen convaincu, j'ai été très déçu par cette campagne délétère, du référendum sur l’appartenance du Royaume-Uni à l’Union Européenne, où les mensonges, l’égoïsme et la xénophobie ont triomphé, au moins temporairement ( ?), de l’idéal européen.

 

Et je me rends compte chaque jour, que nous ne sommes plus à une fake news, une désinformation ou à un mensonge près, sur l’Europe.

 

Inquiet, je vois actuellement la montée d’un national-populisme, dans tous les pays membres, qui menace les fondements mêmes de la démocratie.

 

Or j’ai le souvenir, il n’y a pas si longtemps, dans les années 70, que tout le monde, en France, se sentait européen. Finalement, l’opinion est vraiment versatile.

 

Même si je sais que je ne vais pas convaincre ces gens si convaincus, je vais, malgré tout, réfuter ces affirmations et montrer que l’idée d’appartenance européenne est très profonde et très ancienne (et qu’elle ne se réduit pas à l’idée de la construction d’un marché unique).

 

Le philosophe hollandais Érasme a milité pour la paix en Europe. Cet engagement européen est fondé sur son cosmopolitisme : « Le monde entier est notre patrie à tous », proclame-t-il dans la Querela pacis. Il est également fondé sur son pacifisme. La discorde sanglante qui divise les Anglais, les Allemands, les Français et les Espagnols lui semble une absurdité. « Pourquoi ces noms stupides nous séparent-ils, puisque le nom de chrétien nous unit ? ».

 

Charles de Montesquieu avait déjà perçue une unité européenne « L'Europe est un Etat composé de plusieurs provinces ».

 

En 1831, Wojciech Jastrzębowski présente un projet d'Europe unie en une seule entité sans frontières intérieures dans sa publication Vision d’une alliance des nations européennes.

 

En 1848, le journaliste et homme politique, Émile de Girardin, promeut déjà l'idée des États-Unis d'Europe :

 

« Nous nous sommes écriés : Confiance ! Confiance ! Parce que, de la hauteur des barricades, nos yeux voyaient déjà au loin se lever pour la France une politique toute nouvelle, une sainte alliance des peuples, une vaste confédération républicaine, industrielle, commerciale et maritime, qui pourrait s'appeler : les États-Unis d'Europe, qui aurait ses congrès, sa flotte, son armée (armée considérablement réduite, volontairement recrutée, largement soldée, sévèrement choisie), la même monnaie, le même système métrique, les même d'impôt, le même maximum d'heures de travail, le même minimum de salaire, etc., etc., etc. Girardin »

 

En 1869, le député prussien Rudolph Virchow, prône également cette union, dans une acception éminemment pacifiste.

 

Victor Hugo a été le plus européens des européens. 

S’il n'est pas le premier à défendre l'idée des États-Unis d'Europe, il en est le principal influenceur.

 

« États-Unis d’Europe » est une expression utilisée par Victor Hugo, le 21 août 1849, à l'occasion du Congrès international de la paix de Paris. C'est ensuite le titre d'une revue consacrée à la paix créée en 1867 et installée à Genève.

 

Extrait du discours de Victor Hugo (voir ci-dessous) :

 

« Un jour viendra où les armes vous tomberont des mains, à vous aussi !

 

Un jour viendra où la guerre paraîtra aussi absurde et sera aussi impossible entre Paris et Londres, entre Pétersbourg et Berlin, entre Vienne et Turin, qu'elle serait impossible et qu'elle paraîtrait absurde aujourd'hui entre Rouen et Amiens, entre Boston et Philadelphie.

 

Un jour viendra où vous France, vous Russie, vous Italie, vous Angleterre, vous Allemagne, vous toutes nations du continent, sans perdre vos qualités distinctes et votre glorieuse individualité, vous vous fondrez étroitement dans une unité supérieure, et vous constituerez la fraternité européenne, absolument comme la Normandie, la Bretagne, la Bourgogne, la Lorraine, l'Alsace, toutes nos provinces, se sont fondues dans la France.

 

Un jour viendra où il n'y aura plus d'autres champs de bataille que les marchés s'ouvrant au commerce et les esprits s'ouvrant aux idées.

 

Un jour viendra où les boulets et les bombes seront remplacés par les votes, par le suffrage universel des peuples, par le vénérable arbitrage d'un grand sénat souverain qui sera à l'Europe ce que le parlement est à l'Angleterre, ce que la diète est à l'Allemagne, ce que l'Assemblée législative est à la France.

 

Un jour viendra où l'on montrera un canon dans les musées comme on y montre aujourd'hui un instrument de torture, en s'étonnant que cela ait pu être. »

 

Le 17 juillet 1851, à l'Assemblé législative, Hugo argumente :

 

« Le peuple français a taillé dans le granit indestructible et posé au milieu du continent monarchique de l'Europe la première assise de cet immense édifice qui s'appellera un jour les Etats-Unis d'Europe (approbation à gauche- Rires sur les bancs de la majorité). »

 

Les États-Unis d'Europe, dont Victor Hugo fut l'un des inspirateurs originels, constituent le premier échelon d'une entreprise se voulant universelle, censée aboutir, in fine, à une concorde planétaire entre les Hommes, quels qu'ils soient, par-delà les castes. Hugo écrit :

 

« Elle s'appellera l'Europe, au XXe siècle, et, aux siècles suivants, plus transfigurée encore, elle s'appellera l'Humanité. »

 

« Une guerre entre Européens est une guerre civile », Victor Hugo.

 

Léon Trotski, en 1923, publiait l'un de ses premiers articles et militait pour des États-Unis d'Europe. Le célèbre homme politique russe souhaitait également l'entrée de son pays dans ces États-Unis d'Europe, et allait même jusqu'à proposer une union économique mondiale.

 

L’homme politique français, Aristide Briand, avait presque réussi à créer l’Union Fédérale d'Europe, à l'aube des années 1930.

 

Je cite aussi le grand écrivain et journaliste autrichien Stefan Zweig, dans les années 40 :

 

L’idée européenne n’est pas un sentiment premier, comme le sentiment patriotique, comme celui de l’appartenance à un peuple, elle n’est pas originelle et instinctive, mais elle naît de la réflexion, elle n’est pas le produit d’une passion spontanée, mais le fruit lentement mûri d’une pensée élevée. Il lui manque d’abord entièrement l’instinct enthousiaste qui anime le sentiment patriotique. L’égoïsme sacré du nationalisme restera toujours plus accessible à la moyenne des individus que l’altruisme sacré du sentiment européen, parce qu’il est toujours plus aisé de reconnaître ce qui vous appartient que de comprendre votre voisin avec respect et désintérêt.

À cela s’ajoute le fait que le sentiment national est organisé depuis des siècles et bénéficie du soutien des plus puissants auxiliaires. Le nationalisme peut compter sur l’enseignement, l’armée, l’uniforme, les journaux, les hymnes et les insignes, la radio, la langue, il bénéficie de la protection de l’État et fait vibrer les masses, alors que nous n’avons jusqu’ici, au service de notre idée, rien d’autre que la parole et l’écrit dont l’effet reste insuffisant face à ces moyens rodés depuis des centaines d’années. Si notre idée doit avoir des effets réels, nous devons donc la faire sortir de la sphère ésotérique des discussions intellectuelles et consacrer toute notre énergie à la rendre visible et convaincante pour un cercle élargi. “ [1].

 

Dans la biographie qu’il a consacrée à Érasme, Stefan Zweig écrit : « Au lieu d’écouter les vaines prétentions des roitelets, des sectateurs et des égoïsmes nationaux, la mission de l’Européen est au contraire de toujours insister sur ce qui lie et ce qui unit les peuples, d’affirmer la prépondérance de l’européen sur le national, de l’humanité sur la patrie et de transformer la conception de la Chrétienté, considérée en tant que communauté uniquement religieuse, en celle d’une chrétienté universelle, en un amour de l’humanité humble, serviable, dévoué ».

 

Winston Churchill soutenait les États-Unis d'Europe à destination des États européens continentaux (n'y incluant donc pas le Royaume-Uni, alors à la tête de son "Empire" vacillant). Le 19 septembre 1946, dans un discours à l'université de Zurich, il déclare :

 

« Nous devons former un genre d'« États Unis d'Europe ». Ainsi (et de cette manière uniquement), des centaines de millions de travailleurs retrouveront la possibilité de connaître les joies simples et les espoirs qui font que la vie vaut la peine d'être vécue. »

 

On peut citer aussi José Ortega y Gasset, philosophe espagnol, penseur de l’unité européenne : "Culture européenne et peuples européens" où il y parle du sentiment d'appartenance commune des européens, depuis l'empire romain.

 

L’écrivain et philosophe Paul Valery, profondément européen, désespérait de la situation de l'Europe, dans les années 30 :

 

« L'Europe deviendra-t-elle ce qu'elle est en réalité, c'est-à-dire un petit cap du continent asiatique ».

 

Citons encore Louise Weiss qui a consacré sa vie entière à promouvoir la paix, la coopération entre pays ainsi que les droits des femmes en Europe. Dans son ouvrage Mémoires d’une Européenne [13] [13bis] [13ter] [13quater] [13quinter], elle raconte notamment son engagement en faveur d’une Europe plus unie et plus respectueuse de l’égalité femmes-hommes – deux causes qui ont véritablement rythmé sa vie et fait d’elle une mère de l’Europe.

 

Quelques citations de pro-européens célèbres :

 

« La grande révolution européenne de notre époque, la révolution qui vise à remplacer les rivalités nationales par une union de peuples dans la liberté et la diversité, la révolution qui veut permettre un nouvel épanouissement de notre civilisation, et une nouvelle renaissance, cette révolution a commencé avec la Communauté européenne du charbon et de l'acier ». Jean Monnet, père de l’Europe.

 

« La contribution qu'une Europe organisée et vivante peut apporter à la civilisation est indispensable au maintien des relations pacifiques », Lettre de Jean Monnet à Georges Bidault, Président du Conseil.

 

« Forger l'Europe nouvelle, c'est forger une nouvelle conception de l'identité, pour elle, pour chacun des pays qui la composent, et un peu aussi pour le reste du monde », Amin Maalouf, in Les Identités meurtrières (1998)

 

« L'Europe c'est un bouquet de cultures et une grande bibliothèque des savoirs, c'est le vivier de la jeunesse », Michel HA Patin, in La chance de vivre en Europe. Message à Mme Nicole Fontaine, Présidente du Parlement Européen.

 

« On considère l'Europe comme le continent qui a, plus que tous les autres, profité de la planète. Mais c'est aussi le continent qui lui a donné plus que tous les autres », Anonyme.

 

« L'histoire de l'Europe occidentale est un destin voulu, celle de l'Inde un destin fortuit ». Oswald Spengler, philosophe allemand.

 

« L'Europe cherche, avec raison, à se donner une politique et une monnaie communes, mais elle a surtout besoin d'une âme », André Frossard essayiste.

 

Pour conclure :

 

J’avais écrit : « L'Europe marche si ses citoyens et ses états membres sont solidaires entre eux, s’ils sont animés par des idéaux humanistes de solidarité, de promotion de la paix dans le monde et un esprit constructif. Si on revient au nationalisme, aux égoïsmes nationaux, qu'on se fout des autres et du reste du monde, l'Europe ne pourra pas réussir ».

 

Bibliographie :

 

[1] L’idée européenne selon Stefan Zweig, Marc Bordier, 10/07/2016, http://www.bookwormjournal.com/essais/lidee-europeenne-selon-stefan-zweig/

 

Stefan Zweig a écrit un livre et une série de conférence sur l’Europe :

 

[10] Appels aux Européens (une série d’articles et de conférences sur l’Europe réunis en un volume), éditions Bartillat. 2014.

 

[11] Le Monde d’hier, souvenir d’un européen, 1943, magnifique autobiographie dans laquelle l’écrivain autrichien raconte la défaite de l’ Europe de la civilisation et du progrès intellectuel face à la barbarie nazie. 

 

[12] José Ortega et Gasset est l'un des grands penseurs de l'unité européenne. Dans ses premiers mémoires, il était noté que l'Espagne avait l'europeizass pour se moderniser. Dans "la rébellion des masses" proposée à la fin des années vingt du siècle dernier, la Constitution des Etats-unis d'Europe. Il est idée que jamais parti et vous êtes revenu dans ses écrits ultérieurs, après la seconde guerre mondiale, comme sa conférence "Europe méditatio quaedam" et à petit livre intitulé "Culture européenne et peuples européens" (Meditación de Europa y otros ensayos / Méditation d'Europe et autres essais), que jusqu'à récemment seulement il était connu en allemand. A côté de ces textes de maturité et d'autres comme leur dernière conférence, "le moyen âge et l'idée de Nation" est un texte de jeunesse et de sa première maturité, montrant l'évolution de la pensée européiste et européizador du philosophe espagnol.

 

[13] Louise Weiss : une vie consacrée à la construction européenne, 28 octobre 2017, par Virginie Cardoso, https://www.taurillon.org/louise-weiss-une-vie-consacree-a-la-construction-europeenne

 

[13bis] Louise Weiss, Mémoires d'une européenne, Une petite fille du siècle (Tome I : 1893-1919), Payot, 1968, 316 pages et Albin Michel, 1978.

[13ter] Louise Weiss, Mémoires d'une européenne, Combat pour l’Europe (Tome II : 1919-1934), Albin Michel, 1978.

[13quater] Mémoires d'une Européenne, Combats pour les femmes, (Tome III : 1934-1939), Albin Miche, 1980.

[13quinter] Louise Weiss, Mémoires d'une Européenne, Tempête sur l'Occident. 1945, (Tome IV : 1945-1975), Albin Michel, 1976.

 

[14] Etats-Unis d’Europe, https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89tats-Unis_d%27Europe#Victor_Hugo

 

[15] Le plan d'union européenne d'Aristide Briand et son échec, http://jmguieu.free.fr/Enseignements/L2_Europe_occidentale/seance08.htm

 

[15bis] Aristide Briand et le projet d'Union fédérale européenne … Aux origines — mal connues — de l’actuelle UE… 20 juillet 2008, Ronan Blaise, https://www.taurillon.org/aristide-briand-et-le-projet-d-union-federale-europeenne