Au mois de juin 2002, l'association française "La
Transhimalayenne" a organisé une marche pour le Tibet,
de Dharamsala au Ladakh. Je suis toujours touché quand,
en plus des mots d'encouragement qui nous sont adressés,
certaines personnes sont prêtes à endurer de véritables
souffrances physiques pour soutenir la cause tibétaine.
Une telle démarche demande beaucoup de courage. Cela
me rappelle les longs voyages qu'entreprirent durant des
siècles les Tibétains. Ils partaient le plus souvent en
pèlerinage ou rejoignaient un monastère où ils pourraient
poursuivre leurs études, mais ils savaient aussi dédier leurs
efforts pour le bien-être d'autrui.
Dans cet ouvrage, Mlles Sandrine Favre et Aurélie Nicolas
racontent l'histoire de cette marche, mais cherchent aussi à
sensibiliser le lecteur au sort réservé aujourd'hui au Tibet
et à la communauté tibétaine en exil. Elles font par ailleurs
le portrait des cinq Tibétains qui ont participé à cette
marche et qui parlent dans ce livre de leur vie au Tibet, de
leur détention dans les geôles chinoises et de leur mite à
travers l'Himalaya. Je suis certain que ce récit contribuera
de manière significative à faire connaître davantage la
cause tibétaine et lui apportera de nouveaux soutiens. Je
tiens à remercier tous ceux qui nous ont exprimé leur
amitié en se joignant à cette marche, en soutenant les
marcheurs et en permettant que ce livre soit publié.
Le 13 février 2003
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Avant 1950, le Tibet possédait toutes les caractéristiques
d'un État souverain : un gouvernement central indépen-
dant placé sous l'autorité d'un chef spirituel et temporel
(le Dalaï-Lama), une monnaie nationale (le sang) et une
armée indépendante de 6 000 hommes. Il véhiculait une
langue nationale qui se déclinait en plus de 200 dialectes.
Le tibétain est une langue tibéto-birmane, dont l'alphabet
est proche du sanskrit, et par conséquent foncièrement
distincte du chinois. Les "passerelles" linguistiques sont
donc inexistantes. Ce pays avait réalisé son unité autour
de deux religions principales, le bouddhisme lamaïque,
dit tantrique, et le Bon Pô, une religion animiste qui lui
était antérieure. Le Tibet était le seul Etat théocratique qui
se soit maintenu jusqu'au XXe siècle, depuis la prise du
pouvoir par les autorités religieuses au XVIIe siècle, sous
le règne du 5e Dalaï-Lama.
L'histoire du "Pays des Neiges", loin d'être pacifique -
contrairement à l'esprit de son peuple-, est pleine de
combats pour la défense de ses frontières, contre la Chine,
la Mongolie, puis le Népal. Elle est à l'origine d'une forte
conscience nationale. L'empire chinois n'a jamais voulu
reconnaître la souveraineté de ce territoire immense
(grand comme cinq fois la France), conquis puis perdu à
maintes reprises au cours des siècles. Il n'a jamais voulu
convenir de son indépendance, même quand celle-ci fût
acquise de fait en 1750, puis en 1914. La Chine nationa-
liste, puis la Chine communiste, ont persisté dans cette
politique, jouant de leur puissance, et réussi à empêcher
que la Société Des Nations, puis l'Organisation des Na-
tions Unies reconnaissent le Tibet.
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Le drame du Tibet est en effet de n'avoir jamais été re-
connu de la communauté internationale, alors que bien
d'autres États ou micro-États indépendants - le Bhoutan
ou le Timor oriental par exemple - ont eu cette chance.
L'ONU a ainsi laissé à la Chine les mains libres pour agir
comme elle le souhaitait au Tibet. Le couvercle a été
d'autant mieux refermé sur le drame tibétain, que le
contrôle des médias et la propagande se sont renforcés au
cours du temps.
Il est vrai que le gouvernement tibétain a lui-même
contribué à son propre malheur en ne permettant pas à son
pays d'évoluer plus tôt vers un régime plus démocratique.
Il n'a pas lancé de révolutions culturelle, industrielle ou
économique, qui auraient pu arracher le pays à la féodali-
té et lui permettre de se développer. Au contraire, il a
fermé dès le XIXe siècle son territoire aux étrangers,
croyant pouvoir se protéger contre toute influence exté-
rieure et les visées expansionnistes de ses voisins. Il
pensait aussi être à l'abri des hautes chaînes de monta-
gnes qui le protégeaient depuis des siècles. Demeuré pour
beaucoup un pays inconnu, secret, fermé, personne ou
presque n'a donc protesté contre l'invasion du Tibet et
son annexion par la Chine en 1950.
Depuis, au mépris des lois internationales, la Chine a fa-
vorisé l'immigration de plus de 7 millions de colons
chinois et a imposé aux Tibétains un programme drasti-
que de limitation des naissances (discriminations,
avortements et stérilisations forcés), afin de rendre les
Tibétains définitivement minoritaires dans leur propre
pays. Une fois de plus, personne, ou presque, n'a protesté
contre ce véritable génocide humain.
Cette société traditionnelle, empreinte à tous les niveaux
des préceptes bouddhistes prônant le respect de la nature
et de la vie, n'avait exploité aucune des richesses naturel-
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les du pays depuis près de mille ans. Les Chinois ont ainsi
découvert un véritable Eldorado minier et forestier qu'ils
ont pillé sans vergogne, rasant notamment plus de 80
des forêts, sans aucun souci pour l'écologie fragile de ce
pays désertique.
Pour anticiper et casser tout esprit de révolte, le gouver-
nement chinois s'est attaqué dès 1955 aux dirigeants du
Tibet et à ses hauts dignitaires religieux, très respectés par
la population tibétaine. L'accumulation d'exactions à
l'encontre des Tibétains, le pillage des richesses du pays,
la destruction des édifices religieux et la famine ont dé-
clenché une rébellion généralisée, qui trouva sa forme la
plus violente dans le soulèvement populaire de Lhassa le
10 mars 1959. Les moyens de répression les plus terribles
ont alors été employés par les Chinois et un génocide de
plus de 1,2 million de Tibétains a été perpétré entre les
années 1955 et 1965 1 *. Les manifestations pro-
indépendantistes qui se sont tenues dans la capitale tibé-
taine en septembre et octobre 1987, ainsi qu'en
mars 1988, ont été violemment réprimées de la même
manière. De nombreux participants ont été blessés, tortu-
rés, tués ou condamnés à de lourdes peines de prison.
Aujourd'hui encore plus de 250 prisonniers politiques
tibétains sont emprisonnés dans les geôles chinoises, où
ils subissent de terribles sévices physiques et psychologi-
ques.
Arguant qu'ils apportent la civilisation à un peuple bar-
bare et arriéré, les colons chinois se conduisent en pays
conquis, méprisent les
Tibétains, leurs coutumes et leur
1 Chiffre donné par la Commission des Juristes Internationaux (Inter-
national Commission of Jurists-P.O. Box 216-81A, avenue de
Châtelaine-CH-1219, Châtelaine / Genève-Suisse) dans son ou-
vrage intitulé "Tibet : Human Rights and the Rule of Law" et
publié en
décembre 1997.
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religion. Ils ont ainsi détruit plus de 6 000 monastères ou
institutions religieuses et fait disparaître des bibliothèques
et des manuscrits d'une valeur inestimable. Ils forcent les
Tibétains à se plier au "moule chinois", à abandonner leur
langue et leur culture, et les repoussent toujours plus en
marge d'un monde économique et administratif qu'ils
monopolisent déjà.
Rares sont les voix qui osent s'élever contre la destruction
programmée d'un peuple et de sa culture, contre le pillage
de son pays. Rares sont ceux qui osent s'opposer à la
Chine, du fait de sa puissance économique, nucléaire,
militaire et démographique... Nous avons donc lancé la
"Transhimalayenne", une marche de soutien à la cause
tibétaine, pour manifester notre sympathie aux Tibétains
et attirer l'attention de la communauté internationale sur
le génocide humain et culturel dont est victime ce peuple
pacifique depuis un demi-siècle. Réunissant sous un
même drapeau Tibétains et Occidentaux, cette marche de
700 km entre Dharamsala et Leh (Ladakh) symbolisait le
retour vers leur terre natale des centaines de milliers
d'exilés tibétains qui ont fui la répression chinoise. Elle
exprimait notre espoir de voir un jour ce peuple retrouver
un Tibet libre. Ce livre raconte cette marche et notre ren-
contre avec la communauté tibétaine en exil.
Benjamin Lisan
Organisateur de la "Transhimalayenne"
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