Mon Victorinox et moi

 

par Benjamin LISAN - le 21/5/98

 

          Adolescent et même adulte, j’avais toujours eu la passion des couteaux suisses.

 

Déjà, mon grand-père, grand bricoleur, homme de la terre, avait l’habitude d’utiliser, devant mes yeux d’enfant, de vieux mais robustes couteaux. Ils proviennent le plus souvent des petites villes coutelières de Thiers et de Nogent  (Thiers dans le Puys de Dôme et Nogent-en-Bassigny en Haute-Marne).

Enfant, il m’avait guidé dans leur choix et appris leur entretien. Il m’avait appris à choisir et utiliser les pierres à aiguiser. Ces dernières devant être réalisées en une sorte de schiste doux au toucher (le schiste devant être préféré au grès). Le fil du couteau devant glisser en douceur, avec le mouvement du coiffeur aiguisant son rasoir, du haut vers le bas et en diagonale. Le fil devait être placé en arrière et sous un filet d’eau.

J’ai encore le souvenir des vieux couteaux de mon grand-père, au manche en corne usée souvent déformée et se soulevant... Aux deux ou trois lames d’acier très noires et légèrement oxydées et à la tranche effilée comme un rasoir à force d’être aiguisée. Il s’en servait aussi bien à trancher le pain, qu’à déboucher une bouteille de vin de Loire, ou dénuder des fils électriques ...

 

          Le scoutisme m’avait transmis, vers l’âge de 14 ans, en plus du goût très vif des randonnées pédestres, celui des couteaux suisses _ plus fournis que les couteaux de mon grand-père _  et des boussoles, tous les deux compagnons indispensables du marcheur.

          Chaque scout se devait d’avoir son couteau : il y avait les possesseurs d’Opinel  _ couteau français simple à l’unique lame repliable avec son manche en bois clair et verni  _, .... En général, l’Opinel était le couteau léger idéal pour la découpe des aliments et les jeux de lancé.

          Avec les Opinels, nous jouions à la « pichenette ». Jeux consistant pour deux adversaires, à planter un couteau à 10 cm à l’extérieur de la jambe de l’autre. Ce dernier devait alors placer son pied à l’endroit précis où s’était fiché le couteau dans le sol, l’obligeant à écarter ses jambes de plus en plus. Le dernier adversaire à rester en équilibre sur ses deux jambes était alors le gagnant.

 

Les couteaux suisses étaient eux, des couteaux chers, plus élaborés, moins répandus à cause de leur prix. C’étaient des objets brillants, lourds ... inspirant la convoitise, prodigieusement magiques comme la lampe d’Aladin,  aux yeux des gamins que nous étions.

 Tout scout en rêvait ... car la vie du scout était ponctuée de nombreuses activités et travaux où ces couteaux compacts se révélaient fort adaptés.

En tant que scout, nous réalisions du mobilier de camp, des sculptures, des ponts, des cabanes ... le plus souvent à partir du bois mort trouvé dans la nature (tous ces travaux sont d’ailleurs décrits, avec beaucoup de détails, dans le merveilleux petit livre « Mains habiles » d’Albert Boekolt aux Presses d’île de France, 1947).

Bien sûr, à chacun des camps d’été dans la nature, nous apportions une cantine pleine d’outils de menuiserie : hache, scies, marteaux, cognée, coins, passe-partout, scies égoïnes à dentures américaines, tarières, couteaux, herminette ... Mais rien ne remplaçait ces remarquables couteaux, de 9 cm de long, pour leur maniabilité, car il est plus facile de transporter dans la nature, un couteau suisse, qu’une cantine (même en ne pouvant remplacer totalement les précédents instruments).

          On n’achetait pas n’importe quel couteau. Il fallait que ce dernier soit d’un acier bien trempé. Ils devaient ne pas succomber aux rudes conditions, auxquelles on le soumettait en permanence : creuser la terre avec la grande lame, tailler des arcs et des flèches, des meubles .... Il n’y en avait peu qui y résistaient, sauf ceux de la marque Victorinox et Wenger. Tous les deux sont d’ailleurs fournisseurs de l’armée suisse.

Comme les enfants, on pouvait les chérir, les soigner, les bichonner, avec grand amour, comme notre peluche, nounours ou notre animal familier, notre chaton. Et leur infliger ensuite un cruel traitement, en « totale innocence », souvent pour tenter une nouvelle expérience, mesurer les limites de toute chose,  voir l’étendue de notre pouvoir.

          Je n’avais pas beaucoup d’argent de poche et j’avais économisé et patienté longtemps, avant d’être enfin propriétaire de mon Victorinox. Je l’arborais ensuite fièrement comme tout scout possesseur de ce trésor. Comme un rien peut nous rendre fanfaron, quand on est jeune.

.. Je le chérissais, le soignais alors. Je vivais dans la hantise de le rayer surtout le plastique rouge de sa crosse et de le salir.

          J’aimais ce couteau sérieux. 90% des outils étaient loin d’être des gadgets.

          J’y tenais comme le philatéliste pour son « one penny » de l’île Maurice de 18.., comme le numismate pour son drachme de l’époque du général grec Périclès, ou comme Harpagon pour sa cassette, le petit  nourrisson ou l’enfant abandonné pour son morceau de tissu et qui a besoin de s’entourer de mille objets.

          Mon Victorinox était un peu lourd dans mon pantalon (depuis sont parus d’autres modèles encore plus lourds !). Ensuite, je l’habillais d’une housse en tissu de jeans, pour simplement le protéger.

 

          Toutes les pièces du couteau étaient remarquablement polies et l’on pouvait se mirer dans chacune. Je n’y avais jamais trouvé le moindre défaut ni de fabrication ni de finition : comme par exemple trouver du jeu entre les lames, d’outils non terminés ou peu efficaces, un rivet reliant l’ensemble se désolidarisant et contribuant à ce qu’un outil ne puisse plus bloquer en position ouverte ou fermée, de lame et son fil transformé en morfil mal affûté aux laides striures, ou encore des traces de rouille au niveau des platines entretoise, en aluminium anodisé, séparant les outils ou de vert de gris au niveau des rivets.

          La qualité de son acier était exceptionnelle. Et j’ai été étonné de tout ce qu’ai pu faire accomplir à mon objet fétiche, tel par exemple se servir de la grande lame comme tournevis, ...    Mais un  jour fatal, le bout de celle-ci  se brisa, avec une jolie cassure nette et conchoïdale (se détachant comme un éclat), ... Il est vrai, au bout de, je ne sais, combien de manipulations contre nature ...  J’allais même jusqu’à jouer à notre jeux de lancer habituel ! !.

Son usage prouvait aussi _ s’il fallait encore le prouver _ la qualité, la solidité de la trempe de cet acier. Seul l’acier d’une marque française d’outil comme Facom pourrait lui être comparé.

          Mon couteau était le modèle champion de la marque à l’époque (modèle n° 1.57 93, dans le catalogue Victorinox).

 

Il possédait tout ce qui pouvait ravir et faire rêver un scout :

grande et petite lame,

ouvre-boîtes terminé d’un petit tournevis,

décapsuleur terminé par un grand tournevis et fendu par une petite encoche pour dénuder les fils,

paire de ciseaux, très utiles pour la couture et les réparations,

tournevis cruciforme, fendu en son milieu pour enrouler le ruban métallique des conserves de corned-beef (si mon souvenir est exact),

loupe (en verre !),

scie à bois, pour scier de petites branches mortes,

écailleur à poisson avec mesure en cm sur une face et en pouce sur l’autre face,

scie à métaux, utile pour couper les tuyaux en cuivre, pouvant servir aussi de lime à ongle et cure-ongles (!),

 

et sur sa face opposée :

tournevis fin,

tire-bouchons,

poinçon alésoir, très utile percer des trous dans une ceinture de cuir,

anneau de ceinture

Il y avait même glissés, sous les 2 plaques de plastique rouge de la crosse, une petite pince à épiler et un cure-dents en plastique blanc.

Au moins 24 outils et tout autant de fonctions.

 

          J’ai ensuite rêvé de rencontrer le vrai couteau suisse de survie, c’est à dire comportant à mes yeux le strict minimum : c’est à dire tous les outils précédents, mais sans les gadgets comme la loupe et l’écailleur (ou les outils peu efficaces comme la pince, existant sur un plus gros modèle). Il devait être par contre muni d’un petit ciseau à bois, d’un petit stylo bille glissé sous le plastique rouge, à l’exclusion de tout autre outil (pour ne pas grever le poids des affaires que je transporte dans mes randonnées). Mais je n’ai jamais pu découvrir pour l’instant une telle merveille.

 

          Beaucoup plus tard j’achetai son concurrent le plus direct, le Wenger.

D’abord, cette marque, avait transformé la petite lame en grattoir à allumettes ou en lime à ongles, sans tranchant ... grande hérésie aux yeux du scout que j’étais !!! [1]

 Mais pour être impartial, le ressort de rappel des petits ciseaux était mieux conçu que celui du Victorinox, moins fragile et ne risquant ni de se tordre, ni de rouiller, au cours du temps  (sûrement brevetés, car était d’ailleurs inscrite la mention « Patent » sur une des branches de la paire de ciseaux). Victorinox fournit heureusement facilement des ressorts de rappel de rechange. J’en ai déjà cassé deux.

Un petite clé «universelle» ingénieuse, mais trop haut placée pour les vis très plates, était composée de deux branches fixes, avec une face intérieure finement dentées vers l’intérieur, l’autre lisse, chacune s’écartant de l’autre d’un angle de 30° et faisant office de mâchoire.

Une longue branche en acier supportait bizarrement la loupe ... Peut-être moyen de contourner un dépôt industriel du modèle concurrent de la marque Victorinox ?

On pouvait constater que c’était aussi un aussi fort bel outil et d’une excellente finition.

 

          Par la suite, j’ai acheté d’autres couteaux dénommés, semble t’il abusivement, « suisses » venant d’Asie, à des prix très bas ... Mais bien sûr,  leur très bas prix s‘expliquait ... par la mauvaise qualité de l’acier et du trempage : les lames tordant, les ciseaux ne coupant pas, la scie ne sciant pas, le tire-bouchons se pliant sans qu’on le veuille ... (or dans mon esprit le mot « suisse » reste généralement associé à l’idée de qualité).

          En fait maintenant, plus rien ne peut remplacer à mes yeux ces couteaux venant de suisse.

          Plus tard j’ai acheté d’autres vrais couteaux suisses, juste et uniquement pour le plaisir de les collecter et aussi à cause de leur qualité.

          Mais un seul a manqué à mon tableau de chasse, un couteau fou de 100 lames, aux 2 « crosses » en authentique nacre sculptée à la main de motifs animaliers, entrevu chez un bijoutier de Genève. Peut-être son poids ou surtout le prix _ 1000 FS en 1970 _ m’ont sans doute dissuadé de l’acheter.

          Ensuite, ma forte relation avec ces objets ne s’est pas arrêté là.

          J’ai toujours emporté, mon couteau, sur moi, dans tous mes voyages lointains _ dans les montagnes de l’Atlas marocain, dans les Alpes, dans les Rocheuses, en Norvège, sur les volcans...

En 73, je le perdis malheureusement pour la première fois, sur les pistes de skis du côté de Chamonix ! Je ne me laissai pas alors d’ailleurs décourager par cette perte. Je partis seul à pied, dans la montagne, par le col enneigé de Valorcine fermé aux voitures, dans la neige profonde.  Je voulais rejoindre la petite ville de Martigny dans le Valais, de l’autre côté de la frontière suisse, pour racheter le compagnon perdu. Je m’arrêtais dans le premier magasin de souvenir de l’autre côté de la frontière. Un autre « compagnon » était là qui m’attendait dans la devanture, présenté dans une jolie boîte de carton vernissé, couleur bordeaux ...

          Le fait de sentir dans ma poche ce nouveau couteau, était comme retrouver un nouvel ami et combler un étrange vide ! Par la suite, j’ai acheté la pochette de ceinture en cuir Victorinox qui allait avec, pour en prendre soin.

 

          Ma collection s’enrichit ensuite du plus gros modèle de chez Victorinox (pour préciser le n°18810). Pour mention, il comprenait en plus, par rapport au précédent modèle, une pince, un ciseau à bois ... et une pochette de cuir munie d’un kit de survie _ avec boussole, pierre à aiguiser, aiguilles, fils, épingle de nourrice ... .  Mais, je ne l’ai pratiquement jamais utilisé à cause de son poids, toujours ennemi du randonneur. Au moment de l’achat, ce couteau était lui-même disposé dans un joli écrin rouge. La boussole de la petite boussole réglette en plastique est devenue malheureusement rapidement inutilisable, à cause de l’apparition d’une grosse bulle d’air.

          Entre temps, j’avais fait graver mon nom et adresse sur mon couteau  préféré, chez un coutelier de Luzerne. Mon espoir était qu’en cas de perte je le retrouverais un jour (mais cette éventualité n’est pas finalement survenue ... comme le prouvera la suite du récit).

 

          En 1997, je partis en Sicile toujours et encore, avec mon couteau suisse, pour escalader l’Etna, le Stromboli et le Vulcano.

          En fin du séjour, j’enveloppais mon couteau dans une cape, que je plaçais dans une poche latérale de sac à dos et je confiais le tout à l’enregistrement.

Arrivé en France, le couteau avait malheureusement disparu durant le trajet. Je signalai l’incident à la compagnie transporteuse Corsair. Elle s’est alors empressée de m’envoyer un plus petit couteau suisse toujours de la marque Victorinox (!), pour compenser ma perte (cette fois le modèle « camping 1.3715 »), ! Correction commerciale qu’il fallait signaler par ces quelques lignes.

          Par la suite, je rachetai encore (!) un nouveau couteau, se rapprochant le plus de celui perdu (cette fois le n° 1.6783), devenu lui aussi un fidèle compagnon de randonnée, que je compte bien emporter aussi dans mon prochain voyage ... dans le parc de Katalinik, « en banlieu » d’Iqaluit, sur l’île de Baffin, où je serais seul en autonomie totale, pendant 2 semaines du 1 août au 15 août (au delà du cercle arctique, dans le grand nord canadien). Où que j’aille dans le monde entier, j’aurais toujours, me semble t’il, un Victorinox en poche.

          Mon éternelle confiance dans les Victorinox m’a aussi conduit à en posséder un en permanence, sur moi, pour mes travaux informatiques _ démonter une façade d’ordinateur, remplacer un lecteur de bande par un CD-ROM, récupérer une disquette coincée etc... Suite à mes pertes, une chaînette argentée le relie désormais à ma ceinture.

 

          Ma tendresse « inguérissable »  à l’égard de ces objets de qualité, tant utilisés en randonnées, pour le bricolage et dans bien d’autres usages ne s’est jamais démentie.

          Je compte d’ailleurs envoyer cet écrit vers le 15 juin, à la société Victorinox...

Aura t’il une réponse, de ce constructeur alémanique ? La suite au prochain épisode.

 

Epilogue ... suite et fin :

 

          Je viens enfin de recevoir, ce lundi 29 juin 98, une réponse de remerciement de Victorinox, accompagnée d’un petit couteau suisse porte-clé de 4 cm, muni d’une petite lampe, d’une documentation sur son usine à Ibach et enfin d’une autre de témoignages de satisfaction, en cadeau, pour me remercier du mon travail ci-avant, ... ce qui clôture cette relation sur mes liens avec les Victorinox..

écrit à Paris le 29 juin 1998



[1]  Récemment, Victorinox a lui aussi muni le plus minuscule couteau de sa gamme, d’à peine 4 cm de long, d’un tel outil (ce modèle est d’ailleurs lui  aussi thésaurisé dans ma collection de Victorinox).